Comment dire… #bellcause

C’était en 2012. En janvier 2012. Le 13, je crois. 

Je ne me sentais pas bien depuis un bon moment. Pleurer pour rien, dormir tout le temps, avoir du mal à me concentrer, ne pas faire ce que j’avais à faire. J’avais toujours eu ces symptômes, mais pas aussi fort et pas sans arriver à les gérer pour fonctionner. 

J’ai 29 ans. Dans la salle d’attente de mon médecin de famille (celui qui m’a suivi depuis la grossesse de ma mère), j’ai du mal à contenir mes larmes. J’entre dans le bureau et je fonds en larme. Mon médecin est sous le choc: il ne m’a pas vue pleurer depuis que je ne suis plus un bébé. Il me pose des questions. J’essaie d’y répondre en retenant les sanglots. Je lui dis: »Je me suis toujours débrouillée seule. Là, je n’en peux plus. J’ai besoin d’aide. Je ne sais plus quoi faire. » Je suis sortie de là avec une prescription d’anti-dépresseurs et un rendez-vous pour un suivi dans un mois. Parce que mon médecin n’était pas du genre à donner des médicaments et s’en foutre. 

Pendant 6 mois, c’est long, 6 mois, pensez-y, on change les doses, on augmente petit à petit. J’ai le sentiment d’aller mieux, mais je dors encore beaucoup. Trop. Chaque fois qu’on modifie une dose, j’en ai pour deux semaines à vivre des nausées, étourdissements, fatigue, etc. 

Au bout de 6 mois, une amie me présente des vignettes publiées dans un livre (Mon cerveau a besoin de lunettes, encore) sur le TDAH – trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité. Je me reconnais dans pratiquement tous les symptômes nommés. Je retourne voir mon médecin: j’ai un TDAH, je ne suis pas folle, je lui en avais souvent parlé. La dépression ne guérit pas parce que j’ai un TDAH qui m’épuise. Nouveaux médicaments, nouvelle recherche de dosages, nouveaux symptômes d’adaptation. C’est désagréable, mais on avance. 
Parallèlement à ça, le rêve de ma vie s’offre à moi: partir une maison d’édition avec mon père et un ami commun. Je me lance dans le projet. Je me confie à un ami: c’est mon rêve, mais 10 ans trop tôt, je suis inquiète, mais je ne peux pas passer à côté de ça. 

Je me lance. Le projet est énorme et mes partners ne me la rendent pas facile. Mon père se désiste du projet et fonde sa maison d’édition de son côté et mon mon ami me menace de tout laisser tomber dès que je propose une idée qui ne fait pas son affaire. On est pendant la crise étudiante de 2012, je publie 2 livres avant même d’avoir pu établir les bases de la maison d’édition, je suis épuisée, mais je dois continuer. Je sombre et je ne m’en re ds pas compte encore. 

2013 arrive. Je perds le contrat qui me donne le maigre 10 000$ sur lequel je vis, faute de temps. Mon travail  d’éditrice ne me paie pas et m’occupe à temps plein. Je dors le plus possible. Tout est noir autour. Je préfère travailler la nuit parce qu’au moins là, je ne suis pas dérangée à tout bout de champs. Je fais des crises d’anxiété quand le téléphone sonne. Je n’arrive pas à y répondre. Et je ne comprends pas pourquoi. Ça semble si facile: réponds. Fais juste répondre. Je sais que je dois régler les choses au fur et à mesure, mais je suis désemparée. Complètement perdue sous mes draps. Quand je me couche, je joue à Tetris avec des montants d’argent: il reste 200$ dans mon compte, si je paie 150$ sur ma carte, il me reste 50$ et je peux payer le compte de téléphone avant qu’ils me coupent. Mon cerveau pédale à temps plein. Et je dors maintenant 15 heures par jour au minimum.

Avril 2013: je n’en peux plus. Je fonds en larmes dans ma douche. Je pleure à grands sanglots pendant 2 heures. J’écris un courriel à mon père et mon partner: « Je rends les armes. Je vous redonne la maison d’édition. J’arrête tout. » Je vais dormir chez ma mère quelques jours. Je respire pas encore mieux, mais ça viendra. 

Décembre 2013: je n’y arriverai pas. Je déclare faillite. J’ai trop de dettes,je n’arrive pas à travailler plus de 15 heures par semaine, trop d’heures pour avoir droit au bs, pas assez pour vivre, pas de possibilité d’avoir accès au chômage. Je ne sais plus comment on fait pour avoir du plaisir. Je suis seule. Je fais des rencontres pour trouver l’âme-soeur. Je me perds dans des histoires sans avenir. 

Je dors maintenant 20 heures par jour. Je connais mon plafond par coeur. Je mélange le rêve et la réalité. Le ventre gargouillant de mon chat me rappelle que je dois la nourrir et me lever pour me nourrir tant qu’à y être. Je ne sors presque plus de mon lit. Heureusement, mon amie m’appelle pour me sortir de l’enfer et me traite en humaine complète: elle échange avec moi, je sers à quelque chose, je ne suis pas qu’un poids pour la société. 

2014: on se relève. Je recommence à travailler en édition, mais me fait sans cesse remettre ma dépression sur le nez: « ouais mais là, tu vas répondre quand on t’appelle? Pis tu vas faire la job ou pas? » Je ne m’en sors pas. Je fais des crises d’anxiété quand je dois retourner dans les locaux de la maison d’édition. Je retombe tout le temps. Je ne sais plus marcher. Mon appartement est une dompe. Je n’y arriverai jamais. Je ne serai plus jamais intelligente. Je ne pourrai plus jamais prendre soin de moi toute seule. Je veux mourir. 

Mon propriétaire vient cogner: trop de chèques qui ont rebondi, ils pensent me mettre dehors. Je fonds en larmes, j’explique ma situation, ils me donnent une autre chance. 

Je crie au secours. Ma mère me trouve un rendez-vous chez la médecin qui remplace mon médecin de famille parti à la retraite. Quand je l’ai vue seule, elle ne semblait pas me croire. Cette fois, j’y vais avec ma mère. On fait forte impression, faut croire, j’ai enfin un suivi en psychiatrie avec infirmière clinicienne et travailleuse sociale en attendant le rendez-vous. L’appel d’évaluation est marquant: je suis un cas prioritaire même sans idées suicidaires puisque je ne suis plus fonctionnelle du tout.

Le travail s’amorce, un pas à la fois. Je vais mieux,mais je retombe encore tout le temps. Je perds mes emplois parce que je n’arrive pas à être constante. J’ai l’espoir noir, mais avec des petits bouts lumineux. Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais pas ce que je veux faire. Je suis une page blanche recyclée. Faut faire du neuf avec du vieux. Je ne sais pas comment faire. On prend de petites bouchées: manger, respirer, dormir, se laver, prendre les médicaments à la bonne heure. Juste ça. On fera le reste plus tard. 

Le psychiatre arrive. Quelle horreur. Il m’enlève tous mes médicaments d’un coup: sevrage sur un mois. Je retombe. Intensément. Il me dit après 15 mi utes d’entrevue que j’ai un trouble de la personnalité limite et m’envoie en évaluation à Albert-Prévost. (Ce trouble peut prendre plus de 5 rencontres normalement pour être diagnostiqué). Je suis démolie. Tout est à refaire. Je désespère. Il me dit: »Tu ris, tu n’es pas en dépression. Un dépression, c’est comme les gens au salon funéraire. » C’est le plus gros préjugé que j’ai entendu dans ma vie. Et ça vient d’un psychiatre! 

Je finis par avoir l’évaluation à Albert-Prévost: pas de trouble de la personnalité du tout, les groupes de thérapie ne sont pas pour moi. Je reviens à la case départ.

Le temps a passé. Je vais mieux. Mon père ne peut plus payer mon salaire d’éditrice et me demande de trouver autre chose. Je trouve un emploi de quelques mois chez LCR publications (le Passeport-POM). Ça me redonne confiance. Puis, La Maison des Parents répond à ma candidature: j’ai le poste. J’y travaille pendant un an, mais je suis malade très souvent: j’attrape tout les rhumes qui passent. J’aurai 3 bronchites, une pneumonie, une amygdalite et une sinusite entre novembre et avril. Je tousse ma vie! Je décide donc de ne pas renouveler mon mandat. J’accepte un poste de 15 heures semaines dans une librairie etje recommence à travailler comme travailleuse autonome. J’ai l’impression de repartir à zéro. 

Ma mère m’offre de payerpour que je puisse suivre une thérapie. À partir de là, tout déboule: je vais de mieux en mieux. Pour vrai. Presque sans rechute. 

La dépression a laissé des traces profondes. Je ne serai plus jamais la même. Mais je vais mieux et je me sens enracinée. J’ai visité l’enfer, je peux maintenant en parler. 

Aujourd’hui, on cause pour la cause avec Bell. 

« Je vais mourir »

À la pharmacie, un peu avant Noël, j’attends mes médicaments. Une femme d’environ 75-80 ans attend à côté de moi. La pharmacienne la reconnaît et lui souhaite de joyeuses fête et la santé pour la nouvelle année.

– Hof! Je vais mourir bientôt. Je ne serai pas en santé.

Une cliente à la caisse se retourne et ne peut retenir un « Ben voyons! Dites pas ça! » La pharmacienne n’a pas compris et demande de répéter. La cliente à la caisse lui répète: « Elle a dit qu’elle allait mourir bientôt! », l’air de se chercher une complice qui lui confirmerait que ça n’a pas de bon sens dire des choses de même.

La femme qui va mourir s’approche de la pharmacienne et lui raconte:

– J’ai un cancer trop avancé. Mes poumons sont finis. Y’a rien à faire.

Des larmes coulent sur ses joues, mais elle n’a pas l’air de pleurer. Ces larmes-là connaissent leur chemin par coeur et n’ont pas besoin d’aide pour avancer. Elle esquisse un sourire et continue:

– Je suis contente. Je vais en voyage pour voir mes petits enfants. Je vais passer les vacances des fêtes à Ottawa avec eux.

Elle revient s’assoir près de moi. La cliente à la caisse a terminé sa transaction. Elle marche vers la femme qui va mourir et l’embrasse doucement. « Bon voyage, madame. » Ça me semble intrusif – embrasse-t’on une inconnue pour lui souhaiter une bonne mort? – mais empreint de compassion et d’amour. La femme qui va mourir baisse les yeux, sourit.

Je suis là. À côté. Je ne sais pas quoi dire. Je ne sais pas ce dont j’ai envie: lui parler ou regarder ailleurs. Parce que, la mort, on ne veut pas la regarder en face. Je suis bouleversée.

La femme qui va mourir se met à parler. Pour elle,pour moi, ça n’a tellement plus d’importance. Elle dit:

– Mon petit-fils joue toujours avec le coin cuisinette quand il vient chez moi. Je lui fais la surprise: je lui apporte les jouets pour Noël. Oui, c’est tout ce que jw demande, un Noël avec mes petits-enfants.

Elle est résignée, mais pas prête à partir. Elle se prépare. Elle règle ses dossiers. Je n’y ai pas pensé à ce moment-là, mais je me demande aujourd’hui si ses enfants étaient au courant. Savaient-ils que c’était son dernier Noël avec eux? Et les petits-enfants?

On appelle mon nom. Je règle ma transaction. Je reviens voir la femme qui va mourir bientôt. Je ne l’embrasse pas – embrasse-t’on une inconnue pour lui souhaiter bonne mort? Je lui souhaite une bonne route. Que peut-on lui souhaiter d’autre? Et je pars. Comme on laisse les morts derrière. Parce que nous on est vivants.

Je reviens chez moi. Comment peut-on recevoir une telle nouvelle: madame, il vous reste 3 mois. J’essaie de m’imaginer dans cette situation. Ça arrivera forcément un jour. Ou pas, mais je pense que je préfère mourir avec un avis que du jour au lendemain. J’ai toujours eu besoin de temps piur processer les choses.

J’ai cette impression, depuis toujours, que je vais mourir jeune. J’ai donc cegge urgence de faire les choses vite. Et après 4 ans de dépression majeure, j’ai l’impression d’avoir manqué une bonne partie de ma vie. Ce sentiment d’urgence me presse encore plus: je suis en retard sur tous les plans. Mais la dépression m’a appris qu’à trop vouloir tout faire vite, on passe aussi à côté de tout.

Madame qui va mourir bientôt, je vous souhaite bon voyage. De mon côté, je vais tâcher de ne pas mourir trop tôt.